top of page
AdobeStock_163835477.jpeg
Un jeu de séduction

Nouvelle, Avril 2022, O.J.A Bisson.

   – Réanne !

   – Je suis là, pas besoin d’hurler ainsi.

   Je me retourne et fusille mon frère du regard. Il est assis sur un des divans qui composent la salle de musique, lisant un journal. Il me jette un regard en biais, sourire narquois aux lèvres, avant de se replonger dedans. Je décide de l’ignorer et de me reconcentrer sur la partition que j’essaye de jouer. Je prends une grande inspiration, puis laisse doucement mes doigts dévaler les notes. Cela ne fait que quelques secondes que j’ai commencé à jouer, qu’il me rappelle à nouveau.

   – Réanne.

   – Qu’est-ce que tu me veux Jules ?! je demande m’agaçant de ces appels ininterrompus.

   – Viens-tu de me tutoyer, ma chère sœur ? demande-t-il allègrement.

   – Un homme qui interrompt une grande artiste en plein récital ne mérite pas mon respect.

   Je me lève et dépoussière ma robe dans un geste hautain avant de commencer à partir. Je l’entends soupirer et me rejoindre en quelques enjambées. Jules est très grand, le plus grand de la famille et il est aussi très athlétique, dans une course, aucun doute qu’il puisse battre tous les concurrents. J’essaye de l’ignorer alors que je l’entends à nouveau prononcer mon prénom.

   – Réanne. Je suis désolé, je ne voulais pas te contrarier. Tu es assez sensible ces temps-ci, t’est-il arrivé quelque chose ?

   Le regard qu’il me porte est rempli d’amour et je sais qu’il ne me voulait aucun mal, c’est mon frère. Je m’arrête sur le pas de la porte et me mords la lèvre inférieure, je ne sais que faire. Il plonge son regard noir charbon dans le mien et sans m’en rendre compte, je me retrouve plongée huit semaines plus tôt.

 

***

 

1er février 1798

 

   – Mademoiselle, essayez de ne plus respirer, me dit Bernadette, ma camériste.

   Elle serre mon corset un peu plus fort et je me demande quand elle s’arrêtera. J’ai l’impression que je vais mourir de suffocation, plus qu’une quelconque maladie que ma mère est effrayée que je puisse attraper. C’est pour cela que cette soirée est exceptionnelle pour moi. Enfermée depuis ma naissance à cause d’une santé fragile, je n’ai eu que de rares contacts avec le monde extérieur, seuls les récits de mes frères me permettant de m’échapper. Je sens le corset se serrer un peu plus et je retiens un grognement.

   – Est-ce que cela est réellement obligatoire ? Je demande, agacée.

   – C’est votre anniversaire, mademoiselle, vous allez enfin faire votre entrée dans la société. Vous ne pouvez pas vous promener avec vos cheveux défaits et vos robes de campagne.

   Je fais une grimace appréciant peu la critique polie qu’elle vient de me faire. Je n’ai pas besoin d’être affublée de bijoux et de froufrous pour être moi-même et j’apprécie grandement mes robes de campagne.

   Une fois le corset assez serré pour elle, Bernadette m’habille d’une robe crème et parfait le tout avec des bijoux et une coiffure sophistiquée. Je suis en train de me regarder dans le miroir lorsque ma mère entre dans la chambre.

   – Vous êtes magnifique, ma chère enfant.

   Je la vois essuyer une larme de crocodile sur sa joue. Lucia est une femme charmante, mais des plus redoutables, si vous n’obéissez pas, vous le regretterez amèrement. C’est un petit bout de femme d’environ 1m55, mais qui pourrait faire peur aux plus féroces des brigands. Suffit qu’elle tourne son regard noir charbon sur votre personne et vous vous sentiez subitement très mal. J’essaye de la contrarier le moins possible afin de ne pas avoir affaire à son courroux.

   – Mère, tout cela est-il vraiment obligatoire ? Je vous rappelle que ma santé est encore fragile.

   D’accord, il est vrai que je peux jouer de cette particularité lorsqu’elle m’est utile. Je peux ainsi amadouer ma mère pour avoir tout ce que je veux. Pour ma défense, elle m’a laissée enfermée dans ce manoir pendant dix-huit années de ma vie alors, j’ai bien le droit d’en profiter un peu.

   – Réanne, vous avez l’âge de vous marier à présent et c’est aussi le souhait de votre frère.

   – Mais, mes frères ne sont pas mariés, eux !

   Je soupire, car au fond, je sais que jamais je ne pourrais avoir raison. Depuis la mort de notre père, il y a deux ans, c’est mon frère aîné qui a pris sa place en tant que comte. Si je réussissais à avoir tout ce que je voulais avec mon père, cela était beaucoup plus compliqué avec Adrien. C’est le plus dur et celui avec qui j’ai le moins d’affinité. J’ai souvent l’impression qu’il essaye de tout contrôler et cela m’exaspère au plus haut point.

   – Ils ont encore le temps.

   – Adrien a vingt-huit ans.

   – Cessez de me répondre. Nous ne parlons pas de vos frères actuellement, mais de vous-même. Allons-y, il est l’heure d’accueillir les premiers invités.

 

   La soirée se passe à une lenteur affolante. Après avoir accepté de danser avec un duc et trois comtes, je ne sais même plus comment je me nomme. Je me recule de la piste de danse et je me cache au fond de la salle espérant que plus personne ne me remarque. Cependant, c’était oublier ma malchance naturelle. Une main se pose devant mes yeux me faisant grommeler.

   – Jules !

   – Alors ma chère sœur, on essaye de se cacher.

   – Je ne me cache pas, je me repose.

   Un rire grave sort de sa bouche et je me renfrogne. Il faut croire que ma minute de tranquillité est terminée. Je le vois du coin de l’œil faire un signe à une personne, mais essaye de l’ignorer. Jules connaissait presque toute la haute société et il fallait l’avouer, ses fréquentations n’étaient pas des plus sûres. J’avais assez de jugeote — et j’ai dû payer ma gouvernante afin qu’elle me donne des détails — pour savoir ce qu’était un débauché. Je prends un verre que me propose un valet et le sirote doucement entendant mon frère parler avec le nouveau venu.

   – Ma très chère sœur, je te présente Édouard, le Baron Harcourt.

   Je me retourne par politesse afin que mon frère puisse faire les présentations. Mais lorsque mon regard se fait happer par celui verdâtre de mon nouvel interlocuteur, la voix me manque. Il est grand, très grand même et dépasse la plupart des invités d’une bonne tête. Ses cheveux bruns sont épais et bien coiffés sur le côté. Une barbe de quelques jours a élu domicile sur son menton et je dois me rappeler où je suis pour ne pas laisser mon regard divaguer sur ses lèvres.

   – Édouard, je vous présente ma jeune sœur Réanne Priller. C’est pour elle que ce bal est organisé.

   – Mes hommages mademoiselle. Est-ce votre entrée dans le monde qui se fait ? me demande-t-il en me baisant la main.

   – C’est mon anniversaire.

   Perdant mes moyens, je me retrouve avec une réponse ridicule. Même Jules lève un sourcil interrogateur face à mon manque d’éloquence. Je sens mes joues se colorer et je me mords la langue pour me punir de ce faux pas.

   – Dans ce cas, puis-je vous inviter à danser ? En l’honneur de votre anniversaire, il ajoute en voyant mon regard perplexe.

   Je tourne ma tête vers Jules et je ne sais pas pourquoi, mais je ressens le besoin de lui demander son approbation. Habituellement, je n’ai aucun souci pour prendre mes propres décisions et je suis du genre à donner du fil à retordre à mes frères, mais à présent, je me sens fragile et à deux doigts de tomber dans un abysse des plus profonds. Il me fait un signe de tête confirmant qu’il n’y a pas de problème et je glisse ma main dans celle que me tend Édouard.

   – J’en serais ravie.

   Avec un sourire, il m’emmène sur la piste de danse et lorsque j’entends les premières notes, je manque de m’étouffer : une valse. Je sais danser la valse, mais je la danse vraiment très mal, manquant régulièrement un pas sur deux et écrasant ainsi les pieds de mon partenaire, habituellement Jules ou Adrien. Je le sens poser sa main sur mon dos, me rapprochant ainsi de son corps.

   – Je-je dois vous prévenir, je bégaie n’entendant plus que les battements de mon cœur. Mon niveau de cette danse est ridicule, je risque de vous écraser les pieds plus d’une fois.

   Un rire grave sort de sa bouche et mon cœur loupe un battement. Il me regarde avec des yeux attendris par ma maladresse et me fait un sourire qui se veut rassurant.

   – Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Priller, vous avez simplement à me laisser vous guider.

   Je lui souris faiblement en retour et essaye de suivre ses pas, qui sont beaucoup plus simples que ceux dansés avec mes frères. C’est seulement lorsque je daigne détacher mon regard de ses yeux verts que je me rends compte que nous ne sommes pas en rythme comparé aux autres danseurs de la piste. Mes joues s’empourprent alors que j’hésite à le lui faire remarquer, mais cela est impoli alors je décide de profiter de la danse telle qu’elle est, et puis, au moins, je ne lui aurais pas écrasé les pieds une seule fois.

   Une fois la danse terminée, il me ramène à mon frère qui nous attend au même endroit au fond de la salle. Jules me sourit avant de prendre son ami et de l’éloigner tout en parlant de choses qui me paraissent insignifiantes. Je reste donc là, accolée contre le mur, regardant les autres s’amuser et colporter des rumeurs alors que ma propre rêverie se termine. Ma tête commence à me faire mal et mes orteils aussi, je n’ai qu’une envie : remonter dans ma chambre et me plonger dans mon lit. Je reprends un verre de champagne, cela fera passer la soirée plus rapidement et mon regard parcourt la salle de réception. Inconsciemment, il se pose directement sur Edouard qui se dirige sur la piste de danse avec une nouvelle cavalière. J’essaye d’étouffer la pointe de jalousie que je ressens grandir, je suis vraiment qu’une jeune fille sans cervelle : une seule danse et me voilà éprise d’un homme. Je fais en sorte que mon regard se détourne de ce couple… « Oh ! Du gâteau. Regarde là-bas, Demoiselle Defontaine vient d’écraser le pied du Duc Issyrie. Jules va se faire gronder par mère, il vient à nouveau de refuser une danse et la pauvre Demoiselle est tout embarrassée. » Pourtant, rien n’y fait et mon regard est inexorablement attiré par lui et alors que la danse est à son apogée, je me rends compte d’une chose : il est parfaitement dans le rythme.

 

***

 

   Ressortant de mes pensées, je vois que Jules me regarde avec un sourcil interrogateur. Je dépoussière à nouveau ma robe pour me donner contenance avant de répondre à sa question.

   – Il ne s’est absolument rien passé. Je ne sais pas de quoi tu parles… Sensible… Moi ? Vraiment ?

   – Tu bafouilles.

   – Je… Tu es vraiment…

   Le rire dont il me gratifie m’énerve encore plus. Je sais parfaitement qu’il se moque de moi. J’essaye de respirer un bon coup afin de me calmer. Jules a toujours été ainsi avec moi, mais c’est aussi pour cela que je l’aime autant. Je relève le menton et lui donne le regard le plus sûr que je puisse faire.

   – Je voulais savoir, as-tu des nouvelles du Baron Harcourt ?

   – Edouard ? La saison commence bientôt, il doit s’amuser avec les jeunes femmes à la capitale. Oh ! Pardonne-moi Réanne, ajoute-t-il précipitamment en voyant ma grimace. Je ne devrais pas parler ainsi devant une jeune fille. Ne le dis pas à mère sinon je risque d’avoir des remontrances pendant les trois prochains jours.

   – Il aime vraiment les femmes, n’est-ce pas ?

   – Comment ? Réanne !

   – Oublie ce que je viens de dire. Je réfléchissais à haute voix, lui souris-je.

   – Tu…

   – Je ?

   Jules détourne le regard et passe sa main dans ses cheveux avec un soupir. Une chose est certaine, mon frère est un très bel homme et, à présent que j’ai fait mon entrée dans le monde, je comprends pourquoi toutes les mères de la haute société souhaitent lui mettre le grappin dessus alors qu’il n’est que le cadet. Jamais une femme ne pourrait rêver mieux que Jules comme compagnon de vie. Il est drôle, sûr de lui, mais aussi protecteur et surtout fidèle à lui-même. Jamais, il ne ferait croire des choses à une jeune femme, tout cela pour l’attirer à lui.

   – Tu en sais beaucoup plus que tu ne veux me l’avouer, n’est-ce pas ?

   Je hausse les épaules alors que c’est à mon tour de détourner le regard sentant mes joues rosir.

 

***

 

10 février 1798

 

   La saison allait commencer dans une semaine et toute la haute société se préparait déjà à accueillir les plus grands bals. Certains s’étaient même déjà établis à Paris pour superviser la préparation de leur demeure. Mère quant à elle voulait attendre encore quelques jours afin qu’Adrien termine les affaires les plus urgentes du comté pour pouvoir partir avec nous. La campagne était d’un ennui lorsque la saison commençait, plus aucun voisin n’était présent sur leur domaine, préférant aller à la capitale. Mais aujourd’hui, c’était différent. Nous étions attablés en train de prendre notre déjeuner lorsque nous avons reçu une invitation à une réception chez le Baron Harcourt. Bien entendu, mère a tout de suite accepté l’invitation et nous avons fait venir la couturière du village afin qu’elle puisse reprendre l’ourlet d’une de mes robes.

   C’est ainsi que je me retrouve à nouveau dans une salle de bal, remplie d’une cinquantaine de personnes, à essayer de me cacher du comte de Laval. Homme âgé d’une soixantaine d’années, veuf et à la recherche d’une jeune épouse avec qui se pavaner. Mère m’avait forcée à danser avec lui un peu plus tôt dans la soirée car : « Vous savez mon enfant, on ne refuse pas une danse avec un gentilhomme et encore moins un Comte ou un Duc. Vous avez compris ? » Et depuis, je le voyais me chercher du regard afin de me proposer une nouvelle danse et je peux facilement deviner que cela serait une valse. Le seul moyen de m’échapper avait été de me rendre sur la terrasse, là où peu de personnes osent s’aventurer à cause de la fraîcheur du mois de février.

   Je frissonne légèrement et je m’entoure de mes mains pour essayer de me réchauffer. Lorsque je respire, un nuage de buée s’échappe de mes lèvres, ce qui m’amuse un moment alors que j’essaye de former un rond parfait. Au loin, j’entends le rire aigu d’une femme qui s’est aventurée dans les jardins en charmante compagnie. Je rougis, essayant de ne pas penser à ce qu’ils sont partis faire dans les bois.

   – Vous cachez-vous de votre frère ?

   Je sursaute, poussant un cri perçant. Je relève la tête prête à me défendre en cas d’attaque, mais lorsqu’un sourire éclaire son visage, mon cœur s’emballe ne laissant aucun doute sur l’identité de la personne en face de moi.

   – Vous m’avez effrayée.

   – J’en suis vraiment navré. J’espère que vous me pardonnerez.

   – Laissez-moi y réfléchir… Revenez me voir dans trois jours, peut-être aurez-vous une réponse.

   Son rire est contagieux et cela m’arrache un sourire. J’oublie même le fait que j’ai une très bonne raison de me cacher ici. Je le vois enlever sa veste de ses épaules et je me demande ce qu’il fait, ce n’est que lorsque je sens son corps se rapprocher du mien et le tissu toucher ma peau que je comprends. Obnubilée par Edouard, je n’ai pas remarqué que je frissonnais et que j’étais à deux doigts de claquer des dents. Je lui souffle un « Merci » avant de le regarder avec culpabilité. Il s’assoit nonchalamment sur le banc à mes côtés et me sourit comme pour me rassurer.

   – Vous n’auriez pas dû, vous allez avoir froid par ma faute.

   – Saviez-vous qu’un homme est moins frileux qu’une femme ?

   – Parce que vous buvez tant d’alcool que votre corps se réchauffe de lui-même ?

   – Que vous êtes impertinente ! Je comprends pourquoi votre mère ne vous a pas laissé sortir avant avec ce tempérament.

   Je me renfrogne face à cette pique. Il est vrai que j’étais la première à avoir lancé cette bataille, mais un parfait gentilhomme n’aurait pas relevé ni essayé de me blesser ainsi. Je ne comprends pas toutes ses femmes qui recherchent sa compagnie. Que pouvaient-elles bien lui trouver ?

   La beauté ? Certes, Edouard pouvait être considéré comme l’un des plus beaux partis de la haute société prêts à se marier. L’argent ? Il n’était qu’un simple Baron, mais il n’avait pas de dettes et savait gérer son budget. Cependant, il n’avait aucune manière ! Aucune. Je me mords la lèvre alors que mon esprit me contredit, mettant en scène des souvenirs qui n’étaient pas si lointains. « Sa conversation est agréable, me souffle mon esprit. Il a décalé le rythme d’une danse pour être au tien. Il vient aussi de te sauver du froid. Un glaçon, ce n’est pas très élégant pour trouver un mari. »

   – Arrête !

   – Excusez-moi ? sursaute Edouard écarquillant les yeux.

   – Je…

   Mes joues deviennent rouge pivoine. Je suis tellement humiliée que je n’ose plus le regarder en face. S’il vous plaît, que quelqu’un vienne me sauver… Je suis même prête à danser une nouvelle fois avec le comte de Laval si cela signifie ne plus être à la portée de ses yeux.

   – Veuillez me pardonner, Mademoiselle, continue Edouard faisant me demander pourquoi. J’ai été trop loin dans mes propos. Je ne cherchais pas à vous blesser ni à vous mettre mal à l’aise. J’espère que vous accepterez mes excuses.

   – Bien-bien sûr.

   Je retire toutes ces horribles pensées. Il est parfait ! Je lève mon regard et mon souffle se coupe, me laissant pantoise. Bernadette m’avait dit que c’était cela. Lorsque je m’inquiétais de ne pas trouver le mari idéal, elle m’avait répondu : « Mademoiselle, vous saurez. Le souffle vous manquera, votre cœur essayera de s’échapper de votre poitrine et vos mots ne voudront plus sortir de votre bouche. Alors, à ce moment-là, vous saurez que c’est le bon et que vous devriez l’épouser. »

   – Puis-je vous poser une question ?

   – Allez-y.

   – Depuis combien de temps êtes-vous ami avec mon frère ?

   – Jules ? Depuis nos douze ans. Nous nous sommes rencontrés à l’internat et nous ne nous sommes plus jamais quittés. Il est comme le frère que je n’ai jamais pu avoir.

   – Vous avez dû beaucoup vous amuser…

   – En effet, nous avons fait beaucoup de choses.

   – Puis-je…

   – Je ne vous le conseille pas, lui dit-il avec un sourire malicieux. Ce ne sont pas des choses qu’une jeune femme telle que vous peut entendre.

   – Je suis parfaitement capable de les entendre ! je me retiens de hausser le ton d’exaspération qu’on me prenne ainsi pour une petite fille. Ma camériste m’a appris beaucoup de… choses.

    – Votre camériste ? le sourcil interrogateur qu’il leva me fait déglutir. Peut-être serait-il temps de la renvoyer ?

    – Je l’ai soudoyé ! Avec des pièces… Elle n’est en aucun cas en faute.

    – Voyez-vous cela.

   Il se penche un peu plus vers moi alors que je retiens mon souffle. Son regard passe de mes yeux à mes cheveux avant de prendre délicatement une mèche et de la tourner entre ses doigts.

   – Et qu’avez-vous donc appris de la part de cette femme des plus sages ?

   Mon regard est inexorablement attiré par sa bouche et ses lèvres qui forment chaque syllabe qu’un mot puisse être composé. Je le sens se rapprocher, il se rapproche, non ? Seigneur ! Il va m’embrasser. C’est un baiser. Il ne faut pas qu’il m’embrasse. Pourquoi ne m’embrasse-t-il pas ? J’ouvre les yeux — que j’avais fermé, depuis… peu importe — et je le vois, sourire aux lèvres, ayant repris sa place sur le banc. Je ne peux m’empêcher de me sentir déçue et un peu en colère envers moi-même pour avoir eu ce tout petit espoir que je puisse l’avoir intéressé. C’est vrai, pourquoi me choisir alors qu’il a toutes les femmes à ses pieds ? Je ne suis pas des plus belles, ni des plus raffinées. Mère me dit toujours que mon corps est trop maigre et que mes hanches sont inexistantes. Elle me répète sans cesse que jamais je ne pourrais enfanter dans ces conditions. Je soupire à cette pensée, si mon corps est trop mince, mes joues quant à elles sont bien présentes comme les joues d’un poupon. Je croise les bras sur ma (trop) petite poitrine et peu importe si une femme ne doit pas se comporter ainsi. Personne ne me voit de toute manière, enfin, presque personne.

   – Vous ai-je contrarié ?

   – Vous comportez-vous toujours ainsi avec vos maîtresses ? je demande abruptement.

    – Mes maî... tresses ? Mais que vous a raconté votre camériste ? Savez-vous qu’il faut d’abord être…, il se coupe soudainement perdu dans ses pensées comme s’il essayait de choisir les mots adéquats avant de continuer. Être marié avant d’avoir des maîtresses ?

   – Vous êtes en train de vous moquer de moi.

   – Pas du tout.

   Mais je ne suis pas sotte, je vois bien qu’il se retient de rire et aux papillonnements de ses paupières, je peux deviner qu’il va rajouter une autre moquerie à mon égard.

   – Je m’en vais.

   – Attendez ! Je vous promets que je ne me moque pas de vous.

    Pourtant, le rire qui le prend à la fin de cette phrase a assez de ma patience. Je me relève, remettant correctement ma robe avant de partir à grands pas dans sa demeure. Je ne voulais plus jamais le revoir !

 

***

 

   – Tu ne préfères pas t’asseoir ? Je commence à avoir mal aux jambes de rester ainsi.

   – Personnellement, je me sens très bien. C’est plus facile d’être près de la porte pour pouvoir m’échapper en cas de besoin.

   – T’échapper ? Je ne te retiens pas en otage à ce que je sache.

   – Presque !

   Je lui souris de toutes mes dents. Avec Jules, c’était facile de parler et de se taquiner. Je repense à sa question et le fait que je connaisse beaucoup plus de choses que lui et mes mains deviennent moites. J’essaye de ne pas laisser l’appréhension me consumer et de garder les idées claires. Même si cela fait des jours que je suis dans le doute et que mon souffle se coupe à chaque fois que ce souvenir effleure mes pensées.

   – Tu n’as vraiment aucune nouvelle du Baron Harcourt ?

   – Cela fait trois jours que je ne l’ai pas vu Réanne.

   – D’accord. D’accord.

   Je retiens un soupir et je pose la main sur mon ventre pour essayer de contrôler ma respiration. On inspire, on expire. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, si quelque chose était arrivé, Jules m’aurait prévenu.

   – Et, il ne t’a rien demandé ?

   – À part de l’accompagner au club demain soir, non, il ne m’a rien demandé. Qu’as-tu donc aujourd’hui et en quoi ce que me demande mon ami te regarde ?

   Seigneur, je vais m’évanouir et alors que je me sens vaciller, son sourire éclaire la pièce prouvant qu’il se moque une nouvelle fois de moi. Il sait très bien de quelle demande je parle.

 

***

 

3 mars 1798

 

   – Je vous attendais.

   Je sursaute en entendant ces mots murmurés au creux de mon oreille. Je lui jette un regard en biais alors que je m’éloigne, espérant que personne n’ait vu notre rapprochement. Depuis le début de la saison mondaine et que je suis entrée dans le monde, je me suis rendu compte que ce qu’alimentait les soirées de la haute société était la colportassions de rumeurs et de réputations salies. Bien entendu, je ne voulais faire l’affaire d’aucune des deux : ni de rumeur ni de réputation ruinée.

   – Vous êtes trop près.

   – Personne ne nous regarde. Et puis, je suis un ami très proche de votre frère, presque un membre de la famille.

   Je grimace ne pouvant imaginer cela. Edouard, un membre de ma famille ? Jamais je ne pourrais avoir des pensées aussi impures envers lui si je le considérais comme tel. Mais je ne peux lui dire la vérité sur mes sentiments.

   – Comptez-vous enfin trouver une épouse ? C’est le premier bal de la saison.

   – Une épouse ? Ce n’est pas parce que j’ai l’âge de me marier et un titre que cela signifie que je vais prendre une épouse maintenant.

   – Ne vous faut-il pas un héritier ?

   Nous traversons la grande entrée des Defontaine pour nous rendre dans la salle de réception. C’était le Duc et la duchesse Defontaine qui organisaient cette réception et je devais avouer que j’appréciais peu leur fille Emma Defontaine. Depuis le début de la saison, elle avait déposé son dévolu sur Edouard et chaque minauderie qu’elle lui faisait me donnait envie de lui arracher les cheveux. Si elle devenait chauve, peut-être que sa beauté flétrira. Pourtant, lorsque mon regard se pose inconsciemment sur elle, je me rends compte que même sans cheveux elle resterait vraiment magnifique. Ses traits sont parfaits comme si elle sortait d’un tableau peint par les plus grands peintres. Bernadette m’a toujours dit que la jalousie est un vilain défaut, mais je ne peux m’empêcher de l’envier lorsque je vois avec quelle grâce elle se déplace dans la pièce.

   – Demoiselle Defontaine est très en beauté ce soir.

   – Vous devriez lui proposer une danse, je ne donne pas plus de cinq minutes avant que son carnet de bal ne soit totalement rempli.

   Je l’entends retenir un rire, mais je décide de l’ignorer. S’il la trouve de si bonne compagnie, rien ne l’empêche d’aller la voir.

   – Pour tout vous avouer, je préfère remplir le vôtre.

   Mon cœur saute un nouveau battement et je détourne le regard pour essayer d’éteindre le feu qui consume peu à peu mes veines. S’il y a bien une manière de reconnaître un homme galant, c’est à sa façon de parler. Il ne faisait aucun doute qu’il essayait de flirter avec moi — ou alors, il se moque — car c’est le premier à savoir que mes talents en danse ne sont pas ce que j’ai de plus précieux.

   – Je suis certaine que vous riez de moi.

   – Je me sens outré par cette affirmation.

   Le regard en biais qu’il me donne me fait du bien. Il me rassure et j’ai l’impression de retrouver l’homme avec qui je partage mes bals — et mes pensées — lorsqu’il me taquine ainsi. Je ne sais pas comment interpréter ce que je ressens, c’est un mélange de bien-être, d’exaspération et d’affection. Lorsque je suis avec lui, je me sens protégée, mais il a aussi le don de me pousser à bout et étrangement, lorsqu’il se comporte de manière cordiale, j’ai l’impression que cela sonne faux. En réalité, j’aime avoir le sentiment que je suis son égal lorsqu’il est à mes côtés. Bernadette me ferait un énième discours sur l’amour et cette pensée me fait sourire grandement.

   – Je vous paierai une coquette somme pour savoir à quoi vous êtes en train de penser actuellement.

   – Ne vous ruinez pas, jamais vous n’aurez ne serait-ce qu’un soupçon de ce qui se passe dans ma tête.

   – Dans ce cas, accepteriez-vous cette danse ?

   Alors qu’il me prend la main et me fait traverser la salle pour entrer sur la piste de danse, je me rends compte que non, je ne pourrais pas refuser cette danse. Une valse.

   Mon cœur s’accélère lorsqu’on se met en position. Je suis tellement consciente de sa présence, qu’à chaque respiration qu’il prend, j’ai l’impression de ressentir son souffle sur ma peau. Les notes s’élèvent dans la pièce et les couples commencent les premiers pas. Je me retiens de rire lorsque je m’aperçois que je suis déjà hors du rythme, comment une pianiste comme moi peut-elle louper le rythme ? C’est un comble !

   – C’est notre cinquième danse ensemble et vous ne vous êtes toujours pas améliorée à ce que je constate.

   – Sixième.

   – Pardonnez-moi ?

   – Notre sixième danse ensemble et non, malheureusement, j’ai beau y mettre tout mon cœur, mes pieds ne semblent pas fonctionner correctement.

   Je l’entends tousser — sûrement pour cacher son hilarité — avant qu’il me rapproche un peu plus de lui grâce à sa main dans mon dos. Je relève la tête pour tomber dans ses yeux verts. Pourquoi n’était-il pas encore marié ? C’est vrai qu’il n’a que vingt-quatre ans et que c’est jeune, pour un homme, de se marier à cet âge, mais il est le seul héritier de son titre et a des Terres. Les convenances voudraient qu’il trouve rapidement une femme afin qu’elle puisse lui donner un fils. Les mots de ma mère me reviennent en tête et je m’humecte les lèvres afin de penser à autre chose. « Jamais tu ne pourras enfanter dans ces conditions. » J’ai soudain l’impression d’étouffer et l’air me manque dans mes poumons. Je veux partir, je dois partir. Mon regard cherche une issue, une échappatoire et voilà que je le plante là, au milieu de la piste de danse alors que mon corps se dirige vers l’extérieur. Je me sens déconnectée, la seule pensée qui se répète en boucle est le fait que j’ai besoin de respirer.

   Lorsque je reprends pleine conscience, je suis dehors, dans le petit jardin de la propriété. Il y a des arbres et des plantes un peu partout, me cachant des invités. J’arrive près d’une fontaine et je m’assois sur le rebord, sentant l’air emplir à nouveau mes poumons. Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait de crises comme celle-là. Il ne fallait pas que mère l’apprenne sinon elle me ferait aliter pendant des semaines et je ne pourrais pas revoir Edouard. Edouard… la pensée que je l’ai laissée au milieu de la piste me pince le cœur. Je l’ai humilié devant la haute société ! Je ne suis qu’une sotte en réalité. Comment ai-je pu laisser cela se faire ? Pourquoi n’ai-je pas pu me contrôler ?

   – Mademoiselle Priller, vous allez bien ?

   – Edouard ! Oh… euh… Monsieur Harcourt…

   – Edouard est très bien. Edouard, c’est parfait.

   Un silence pesant s’installe entre nous et je constate que c’est la première fois que cela nous arrive. Habituellement, il n’est ni gêné ni silencieux ainsi en ma présence et cela m’angoisse plus que de raison. Je triture mes doigts dans un geste apaisant et j’attends qu’il reprenne les rênes de la conversation.

   – Mademoiselle Priller, j’ai quelque chose à vous demander…

   – Oui, allez-y ! je l’interromps précipitamment sans m’en rendre compte.

   Il met sa main devant sa bouche et se racle la gorge. Je fronce les sourcils, essayant de mieux l’apercevoir dans la faible lueur de la nuit. C’est moi ou il rougit ? Cela doit sûrement être dû à l’alcool. Mon corps se balance d’avant en arrière, attendant impatiemment la suite de sa demande.

   – Je me lance. Réanne, accepteriez-vous de m’épouser ?

   – Comment ?!

   La surprise de cette demande m’a fait ouvrir la bouche sans que ma raison le souhaite. Et le regard qu’il me donne me confirme qu’il ne s’attendait pas non plus à ce genre de réponse. Il semble hésiter comme s’il ne savait pas ce que tout cela signifiait, ce que je voulais vraiment dire par là. Et, à vrai dire, je ne le sais pas non plus. Si j’ai envie de l’épouser ? Oui. Sans aucune hésitation, la réponse était oui, mais il y avait ma mère et toutes les phrases qu’elle me répétait depuis ma plus tendre enfance. Le baron avait besoin d’une femme forte et belle, qui serait capable de lui donner une ribambelle d’enfants. Une femme qui n’était pas moi.

   – Mon cœur veut vous répondre oui, je commence, cherchant mes mots. Mais ma raison me dit que cela pourrait ne pas être avantageux pour vous.

   – De quoi avez-vous peur ?

   Son corps se rapproche du mien et je sens ses doigts prendre ma main comme pour me transmettre le courage de parler.

   – Et si jamais, je ne peux pas vous donner de fils ?

   Le regard qu’il me fait me donne l’impression d’être une idiote. Il fronce les sourcils et une légère grimace se dessine sur son visage. Je croise et décroise mes mains dans un tic nerveux, je ne peux plus attendre, il me faut une réponse.

   – Et si, c’est moi qui ne peux vous donner un fils ?

   Le fait qu’il me retourne la question me surprend. D’autant plus, que je n’ai jamais entendu un homme dire qu’un problème de fertilité pouvait venir de lui. Bien entendu, dans les salons, il y a des dires et des rumeurs que les femmes racontent entre elles, mais aucun homme… Cela me conforte dans mon choix. C’est lui l’homme que je vais épouser et je lui donnerai autant d’enfants qu’il souhaitera. Peu importe ce que ma mère peut dire, je lui donnerai un fils, j’en fais le serment.

   – Alors ?

   Perdue dans mes réflexions, j’ai oublié de lui répondre. Je ne suis plus la seule à être nerveuse, il toussote dans sa main pour se donner contenance et éviter que je devine son impatience. Je ne devrais pas jouer ainsi avec les sentiments d’un gentilhomme tel que le baron Harcourt.

   – Oui. Oui, bien sûr. Je ne sais même pas comment vous avez pu en douter !

   – Vous êtes beaucoup trop sincère, me dit-il en fronçant le nez. Une demoiselle ne devrait pas se montrer si enthousiaste.

   – Et qui a inventé cette règle, dites-moi ? Car, je ne vois pas qui cela pourrait déranger. Je suis si heureuse à présent.

   Et le sourire qu’il m’offre vaut tout l’or du monde. C’est l’homme que je vais épouser.

 

***

 

   – Ne tourne pas de l’œil ! m’ordonne-t-il en m’installant sur la causette.

   – Si tu n’avais pas joué avec mes nerfs peut-être que je serais restée sur pieds !

   Il me regarde avec un air désolé et remet une mèche derrière mon oreille comme pour se faire pardonner. Je soupire, impatiente, s’il voulait vraiment s’excuser, il ferait mieux de me dire maintenant ce qu’était advenue de ma demande en mariage.

   – Il est passé hier et il a demandé à voir Adrien. Je ne connais pas les détails ni ce qui est ressorti de cette discussion, mais…

   – Je vais voir Adrien !

   – Réanne, attend !

   Trop tard, à peine avait-il terminé sa phrase que je courais déjà vers le bureau de mon frère. Si Edouard avait bien fait sa demande il y a deux jours, pourquoi ne m’en a-t-il pas encore parlé ? Qu’est-ce qu’il attendait pour organiser les préparatifs ?

J’arrive devant la porte, inspire un bon coup, et entre dans le bureau avec toute l’assurance qu’il m’est possible d’avoir. Mon frère est bien présent, assis dans son fauteuil, plume à la main. Il relève la tête dans ma direction et me sourit.

   – Réanne ! Quel plaisir de te voir ! As-tu un problème ?

   – Je… Jules m’a dit que vous aviez reçu une demande en mariage pour moi.

   – Ah oui ! Celle du baron Harcourt, mais je l’ai refusé…

   – Comment ?!

   Je manque de m’étouffer avec ma salive. De quel droit se permettait-il de refuser cette demande en mariage et qui plus est sans me consulter ?! Je sens soudainement la température de mon corps monter. Il fait chaud, trop chaud dans cette pièce.

   – Le baron Harcourt n’est pas assez fortuné et son titre n’est pas assez élevé pour faire de lui un bon parti. Je suis certain que l’on peut te trouver quelqu’un de mieux. Mère m’a parlé du Comte de Laval, cela à l’air d’être parfait pour toi. À ce qu’il paraît, vous avez partagé une danse au dernier bal.

   – Le comte de Laval ? Mais il a au moins soixante ans !

   – Parfait, tu n’auras pas à le supporter très longtemps.

   Au moment où je vais répliquer, la porte du bureau s’ouvre à nouveau, laissant apparaître ma mère, la comtesse douanière Lucia Priller. Elle claque son éventail dans sa paume et me jette un regard noir, celui qui m’est réservé lorsque je n’obéissais pas.

   – Réanne, quel est donc tout ce bruit ? Pourquoi ennuyez-vous votre frère ainsi pendant qu’il travaille ?

   – Mère… Je vous en supplie, aidez-moi. Adrien a refusé la demande du Baron Harcourt.

   – Je suis parfaitement informé de cette demande. J’ai moi-même conseillé à votre frère de la refuser. Ce n’est pas un bon parti pour vous, mon enfant.

   Je me retiens de hausser le ton. On m’a élevé pour être une jeune femme obéissante, docile, pure et pourtant, je n’ai qu’une envie : c’est de hurler. Hurler au monde entier mon désarroi et ma frustration. Personne ne souhaitait savoir si moi, j’avais accepté cette demande.

   – Mais, je voulais l’épouser. Je voulais devenir sa femme.

   – Réanne ! Cessez immédiatement vos enfantillages. Le Baron Harcourt est jeune et aussi très charmant. Il ne peut pas prendre une femme qui ne pourra lui donner d’héritiers pour son titre. Le comte de Laval a déjà trois fils, cela ne sera pas une catastrophe si vous ne lui donnez pas d’enfants. De plus, c’est un comte et sa fortune est très conséquente, ce qui lui donne le poids nécessaire dans la société. Il vous convient parfaitement.

   Non. Il ne me convient pas. Personne ne me convient si ce n’est Edouard. Je le sais, c’est une certitude. Il est le seul homme de mon cœur et le seul que j’épouserai, qu’importe ce que ma famille peut dire.

   – Permettez-moi de me retirer.

   Je n’attends pas qu’ils me donnent de réponse, je n’ai plus envie de les voir, et je me précipite dans ma chambre pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Une seule pensée en tête : Comment épouser Edouard ?

 

***

 

   Je sirote mon verre de citronnade examinant minutieusement la salle de bal du regard. Cela faisait deux jours depuis la discussion avec mon frère Adrien et ma mère. Rien n’avait changé et je leur adressais à peine la parole si ce n’est que pour les formules de politesse. Je leur en voulais toujours pour la demande en mariage du Baron Harcourt et c’est d’ailleurs, lui que je recherche activement à présent.

   – Il ne va sûrement pas venir.

   – Jules ! Tu m’as fait peur.

   – Je suis désolé. Tu le recherches, n’est-ce pas ? Edouard.

   Je soupire et une moue de tristesse se peint sur mon visage.

   – Peut-être ne veut-il plus me voir ? Après l’humiliation que lui a fait subir Adrien, je comprendrai si c’est le cas.

   – Je serais toi, je n’en serais pas si sûr. Regarde qui vient de passer les portes.

   Mon visage s’illumine d’un immense sourire en voyant Edouard entrer dans la salle. Il était encore plus beau et plus élégant que la dernière fois que je l’ai vu, comment cela est-il possible ? Une envie certaine de courir vers lui me prend et je dois user de toutes mes forces pour me retenir. Il se dirige vers nous et je gonfle ma poitrine pour paraître confiante. Edouard est là, à quelques pas de là où je me trouve, et il ne me lance même pas un regard.

   – Bonsoir, Jules.

   – Baron Harcourt, lui sourit mon frère, exagérant bien sur son titre ce qui me fait piquer un fard.

   – Mademoiselle Priller, me dit-il avec un signe de tête poli.

   – Monsieur Harcourt. Je… Pouvez-vous m’accorder un instant ?

   Je jette un regard appuyé à mon frère pour lui faire comprendre que je veux un peu d’intimité avec son ami. Je sens Edouard tiquer, mais la politesse l’oblige à taire ses émotions et à accepter notre entrevue. Jules lance un regard inquiet à son ami avant de lui faire un sourire compréhensif. Ce qui m’agace au plus haut point, je ne vais pas le mordre à ce que je sache. Une fois mon frère parti, je me retourne vers Edouard afin de lui donner toute mon attention.

   – Je tenais à m’excuser à propos de mon frère.

   – Vous n’avez pas à vous excuser, dit-il dans un soupir. J’ai été maladroit, j’aurais dû en parler avec votre frère avant de vous le demander.

   – Le demander à mon frère ? Je suis la principale intéressée dans cette histoire. Vous avez bien fait de me le demander en premier.

   – Qu’importe, le mariage n’aura pas lieu alors, je vous rends votre liberté.

   – Mais je veux vous épouser !

   Mes pensées deviennent incontrôlables et je dois me retenir de hausser la voix. Nous ne sommes pas en privé et la vraisemblance doit être parfaite aux yeux de la haute société présente. Nous devons donner l’illusion d’une charmante demoiselle accompagnée d’un gentilhomme, discutant et minaudant comme le feraient les trois quarts des personnes non mariées.

   – La question n’est pas ce que vous voulez ou même ce que je souhaiterai, mais si votre frère est enclin à l’accepter et la réponse est non. Il est votre tuteur depuis la mort de votre père et je ne peux pas aller à son encontre.

   – Et si l’on s’enfuyait ? Et si on se mariait autre part. Mon frère n’aura plus le choix, il devra accepter.

   – Réanne, dit-il dans un souffle. On ne peut pas s’enfuir. Jamais votre frère ne nous le permettra.

   – Ce n’est pas une fugue si on le prévient.

   – Vous ne comprenez pas. Mes terres sont voisines aux vôtres, si mes relations avec votre frère se détériorent, ce sont mes gens qui en paieront le prix. Votre frère est très important dans mes relations commerciales.

   – Soit, alors que proposez-vous ?

   – Que vous oubliez ma maladresse et que vous trouviez un gentilhomme qui sera vous convenir ainsi qu’à votre frère.

   – Vous ne pouvez pas…

   – Je suis désolé.

   Il ne me laisse pas le temps de finir ma phrase et, grâce au duc d’Issirie, esquive toute tentative de ma part pour le retenir. Alors que je me retrouve au milieu d’une foule dansante, j’entends mon cœur battre la chamade pendant que ma respiration se fait courte. Je me sens défaillir, il est trop tard, je vais m’effondrer devant toute la haute société et je serais la risée de cette soirée. Alors que mes forces m’échappent, je tombe dans un trou noir où aucun de mes sens ne peut m’être utile.

 

***

 

   – Mademoiselle, êtes-vous certaine de vouloir vous y rendre ? Votre santé est encore fragile.

   Je laisse échapper un soupir et repousse une mèche sur mon visage. Après cette soirée désastreuse, mère m’a obligé à rester alité pendant plus d’une semaine. Cela me convenait assez bien après ce qu’il s’était passé, je ne voulais pas retourner en société avant un bon moment. Mais, il y a deux jours, Jules est venu me voir et il m’a avoué que c’était Edouard qui m’avait rattrapé et qui s’était excusé pour mon absence prétextant un mal de tête. L’incident ne s’est même pas ébruité et tout le monde ne parlait que de demoiselle Capucine Laville et le marquis Devellois qui avaient été surpris dans la bibliothèque en posture compromettante. Dès le lendemain, leurs fiançailles ont été annoncées et la pauvre demoiselle Priller avec son mal de tête est passée en dernière ligne de la liste des préoccupations.

   Mais la joie que j’ai ressentie en apprenant ce qu’Edouard avait fait pour moi s’est très vite transformée en interrogation. Mère avait laissé le soin à Jules de me surveiller et surtout de s’occuper de moi. Alors, où était-il lorsque je me sentais mal ? C’est la question que je lui ai posée et étrangement, je n’ai eu le droit qu’à un petit sourire au coin avec une voix mielleuse me disant : « Réanne, tu sais que tu es ma sœur adorée. Alors, si tu pouvais éviter d’ébruiter que ce n’est pas moi qui t’ai ramené à la maison, cela m’arrangerait fortement. » Après un long silence, il ajouta qu’il me redevra cela plus tard, bien entendu, j’ai fini par accepter. Jamais je ne pourrais refuser un service de la part de Jules — et surtout, d’avoir la chance de pouvoir lui rabâcher cela jusqu’à la fin des temps —.

   C’est pour cela que lorsque mère a reçu une invitation pour le bal de fiançailles qu’organisait madame Laville, je l’ai supplié de pouvoir l’accompagner. Il y a de grandes chances qu’Edouard y aille et je ne veux pas les gâcher. C’est la dernière fois, je me le suis promis. Après cette soirée, s’il ne souhaite toujours pas m’épouser, j’abandonnerai.

   – Bernadette, puis-je vous demander conseil ?

   – Allez-y, Mademoiselle, je suis à votre écoute.

   – Comment faire pour qu’un homme…, je reprends mon souffle pour me donner du courage. Pour qu’un homme nous épouse.

   – Mademoiselle ! Me réprimande ma camériste.

   – Laissez. Ce n’était pas une bonne idée, veuillez me pardonner.

   Je me sens honteuse d’avoir demandé et encore plus de l’avoir mis dans l’embarras. Je suis tellement proche de Bernadette que parfois j’oublie que si mère apprend tout ce qu’elle m’enseigne, elle serait renvoyée sur le champ.

   – Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

   – Oh Bernadette ! Que dieu en soit témoins, je l’aime à vouloir m’arracher le cœur lorsqu’il n’est pas auprès de moi.

   – Ma chère enfant, me dit affectueusement ma camériste en me caressant les cheveux. Vous souvenez-vous de notre conversation sur le devoir conjugal ?

   – Bien entendu ! Comment puis-je l’oublier ?

   – Bien, bien. Peut-être que si…

   – Vous voulez dire… Mettre à mal ma réputation ?

   – Non, enfin… Je vais vous parler franchement. Jamais votre frère ne vous laissera épouser le Baron Harcourt et jamais le Baron Harcourt ne s’enfuira dans un autre pays pour vous épouser, mais si vous arrivez à faire en sorte que vous… vous voyez. Votre frère n’aura plus le choix que de vous marier avec le Baron Harcourt immédiatement.

   – Bernadette… Le Baron Harcourt est bien trop respectueux pour me faire cela.

   – Certes, mais le Baron est un homme et tout homme a ses propres limites. Franchissez-les et il sera à vos pieds.

   – Comment dois-je faire ?

   – Pour commencer…

   Alors que je sens Bernadette enlever ma robe, la seule question qui tourne en boucle de ma tête est : dans quoi me suis-je encore embarquée ?

 

***

 

   J’essaye de calmer mon cœur qui semble vouloir sortir de ma poitrine. Le plan était bien rodé, il n’y avait pas de quoi se mettre dans un état pareil, enfin presque. Bernadette m’avait revêtu d’une robe rouge avec un décolleté qu’une demoiselle de mon rang n’oserait pas porter, habituellement. Pour me rassurer, je resserre mon châle et me dirige vers cette fameuse porte où tout va se jouer. Une fois que Bernadette eut fini de m’expliquer comment je devais me comporter, il me fallait trouver un moyen qui fasse que j’échappe à la surveillance de ma mère et un autre pour faire venir Edouard dans la pièce où je me trouverais. Alors que je perdais espoir, je me suis rappelé que Jules me devait un service. C’est tout naturellement que je lui ai demandé d’occuper mère et de faire en sorte qu’Edouard me rejoigne.

   Je glisse ma main sur la poignée et ouvre la porte qui mène à un petit salon. Personne ne se trouve à l’intérieur ce qui en fait l’endroit idéal. Je jette un coup d’œil derrière moi et je vois que Jules a compris que j’avais choisi celle-ci, il repart, sans doute pour chercher Edouard, et je me retrouve seule dans cette pièce.

   Je regarde autour de moi, un peu mal à l’aise, et décide d’enlever mon châle afin de mettre ma poitrine en valeur. Je remets une mèche dans mon chignon et j’essuie d’une main tremblante mon front afin de ne pas être brillante. Alors que les minutes passent et que je commence à devenir impatiente, la porte s’ouvre sur un homme d’une grande taille. Il n’a pas besoin de relever la tête que je sais que c’est lui, je suis même certaine de pouvoir le reconnaître les yeux fermés, rien qu’à l’aura de sa présence.

   – Excusez-moi pour mon retard vous me cherch…

   Ses yeux croisent les miens et les mots se perdent. Je ne sais pas ce que lui a dit Jules, mais une chose est certaine, Edouard ne s’attendait pas à me retrouver ici.

   – Mademoiselle Priller, veuillez m’excuser. Monsieur Priller, votre frère m’a dit que…

Il se coupe soudainement, sans doute prend-il conscience qu’il s’est fait manipuler, et un soupir traverse ses lèvres. Il passe une main dans ses cheveux, les décoiffant, laissant ressortir des mèches folles.

   – Il n’y a aucun Duc qui m’attend, n’est-ce pas ?

   – Je suis désolée.

   Ce sont les seuls mots qui arrivent à sortir de ma bouche. À présent, je m’en veux de lui avoir fait croire des choses qui ne se passeront pas. Je ne sais pas ce que lui a promis Jules, mais une chose est certaine, il va m’entendre d’avoir déçu son ami ainsi.

   – Si c’est le cas, je vous laisse à vos occupations.

   Je le vois se retourner pour sortir de la pièce et un point rouge s’allume dans mon esprit : il ne faut pas qu’il sorte. Je me relève précipitamment et avale les quelques enjambées pour atterrir contre la porte avant qu’il ne puisse l’ouvrir.

   – Réanne ! Vous allez bien ? il me demande surpris par le claquement que cela a fait.

   – Je vais bien, mais vous devez rester. S’il vous plaît, restez…

   Il soupire une nouvelle fois et je sens qu’il est à deux doigts de céder. Son regard est doux et rempli d’un sentiment qui, si ce n’est pas de l’amour, ressemble au moins à de l’affection, réchauffe mon corps. La température monte peu à peu et j’ai soudainement envie de poser mes lèvres sur les siennes. Sont-elles douces ou au contraire fermes ? Alors que je sens son regard parcourir mon visage, un sourire se dessine sur le mien. Je me sens si bien lorsque je suis aussi proche de lui.

   – Votre accoutrement n’est pas correct, dit-il enfin brisant le silence qui s’est installé.

   Je baisse les yeux sur ma robe et je sens mes joues rougir, sous l’émotion, j’avais totalement oublié le décolleté qui en faisait sa particularité. Je me retiens de vouloir le cacher de mes mains, après tout, si je l’ai mise c’est pour que mon plan fonctionne.

   – Vous n’aimez pas ?

   – Je… La question n’est pas de savoir si je l’aime ou non, mais qu’une femme telle que vous ne doit pas sortir ainsi en public.

   – Je vous pensais plus ouvert d’esprit.

   Je croise mes bras sur ma poitrine alors qu’une mèche se détache de mon chignon descendant le long de ma clavicule. Je le vois reculer pour se diriger vers le canapé. Tout cela ne servait à rien ! Je savais qu’il n’était pas ce genre d’homme et cela ne marcherait pas. Je retiens un soupir et les larmes qui manquent de glisser sur mes joues. Je commence à perdre espoir et je me sens si ridicule ainsi.

   – Tout cela, commente-t-il en me montrant de sa main. Tout cela, c’est inimaginable. Qui êtes-vous donc, Mademoiselle Priller ?

   – Une femme désespérément amoureuse.

   – Pardonnez-moi ?

   – Je suis une femme désespérément amoureuse de vous ! Et je ne sais plus quoi faire pour obtenir votre attention.

   Si je n’avais pas prévu que notre discussion tourne ainsi, cela me faisait du bien d’avouer cette vérité à voix haute. Oui, je l’aimais et je ne voulais épouser personne d’autre que lui. Si mon plan ne marchait pas, je deviendrais vieille fille, mais jamais je n’irais vendre mon cœur à quiconque si je ne l’ai pas décidé.

   – Réanne…

   Il se rapproche, il n’est plus qu’à quelques centimètres de moi. Si je me concentre, je peux même ressentir la chaleur irradier de son corps. Mes muscles se détendent et je me sens bien, je suis à nouveau chez moi.

   – Réanne, regardez-moi, me dit-il en relevant mon visage.

   Mes yeux tombent dans le sien et j’ai l’impression de tomber une nouvelle fois amoureuse. Son regard est brûlant, je sais qu’il ressent la même chose et je sais que je suis la femme de sa vie. Jamais, il ne pourrait avoir une meilleure femme que moi, je ne suis pas parfaite, c’est une certitude, mais je suis parfaite pour lui. Je suis la pièce manquante à son bonheur, je suis celle dont il a besoin autant que j’ai besoin de lui. Alors que je me noie dans ce regard de tendresse, mes lèvres laissent passer deux mots. Deux mots qui veulent tout dire.

   – Embrassez-moi.

   Je l’entends déglutir et je le sens peser le pour et le contre. Il hésite encore par respect pour moi et pour ma famille, mais il ne peut plus hésiter à présent. Il n’y a plus le temps, car si ce n’est pas ce soir alors plus jamais nous ne nous retrouverons ainsi. Je lève la main et la pose délicatement sur son visage, sa barbe avait poussé et elle était douce au toucher. C’était agréable, jamais je n’aurais pu penser que cela serait si confortable.

   – Je vous en supplie. Si cela doit être notre dernière rencontre… Embrassez-moi.

   Alors que je me dis qu’il ne cédera pas, qu’il restera campé sur ses positions, sa tête se penche et je sens ses lèvres se poser délicatement sur les miennes. Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais, ce n’est ni léger ni ferme. C’est chaud, c’est même brûlant et j’ai l’impression de me mouvoir dans tout son être. Si avant je pensais être amoureuse, j’avais tort, car c’est ça le vrai amour, c’est d’être en symbiose totale avec la personne au point de ne plus savoir qui l’on est vraiment. Je pensais tenir les reines, mais je comprends assez vite que ce n’est pas le cas. Le baiser devient plus fougueux, plus animal et je sens mon dos se plaquer contre la porte pendant que mon corps se penche vers lui. J’en veux plus, je le veux, lui. Je le veux de tout mon être, mon âme, mon cœur. Je ne sais pas si c’est normal, je ne sais même pas si c’est la réaction que mon corps devrait avoir, mais à cet instant, je ne veux être à aucune autre place que ses bras.

   – Continuez…

   – On ne peut pas, murmure-t-il entre mes lèvres.

   – Je veux vous sentir tout entier.

   – Ne dites pas cela.

   Sa voix est beaucoup plus basse, plus rauque. Son souffle est aussi court que le mien et j’ai l’impression qu’il essaye de se contrôler. Ses lèvres sont tremblantes lorsqu’il se sépare des miennes et, soudainement, j’ai froid. Il me manque. Ce n’est pas assez.

   – Je veux vous avoir pour moi, dis-je presque suppliante.

   Et c’est avec cette phrase que je comprends que j’ai gagné, qu’il lâche les armes et qu’il ne va plus se retenir. Alors que sa bouche reprend la mienne, je sens ma robe se relever. Ses mains parcourir mes jambes avant de me soulever. Il me porte jusqu’au divan, là où il me pose délicatement. Son regard se plonge dans le mien et je l’aime. Je l’aime plus que tout et je pourrais tout lui donner, le ciel, le soleil, la lune. Je pourrais tout lui donner si cela le rend heureux. Sa bouche se redépose doucement sur la mienne avant qu’il ne descende le long de mon cou, ma clavicule. Il entrouvre un peu plus le corset de ma robe pour arriver à ma poitrine. Dans un reflex que je ne me connaissais pas, je commence à lui enlever sa veste et à lui déboutonner sa chemise. Je veux sentir sa peau sous mes doigts. Il me sourit alors que sa main se rapproche de plus en plus de mon intimité. Et c’est ainsi que je me perds sous ses mains expertes, sous les plaisirs qu’il me donne.

   Et prise par les tourments de la passion, mon regard se jette sur le cadran de l’horloge qui se trouve dans le coin de la pièce.

   Dans une trentaine de minutes, des bruits de pas se feront entendre.

   Dans une trentaine de minutes, la porte s’ouvrira.

   Dans une trentaine de minutes, il deviendra pour sûr mon mari.

À suivre…

Partie 2 : 

Commentaires

Share Your ThoughtsBe the first to write a comment.
bottom of page